Pourquoi appeler un nouveau débat sur l’identité nationale ? L’évènement déclencheur, c’est le cyclone tropical Chido qui a dévasté Mayotte le 14 décembre 2024. Dans le cadre du débat sur le projet de loi d’urgence pour la reconstruction de Mayotte, qui s’ouvre en janvier, la question du nombre d’habitants vivant sur l’île est immédiatement posée (320 000 habitants selon l’Insee, 500 000 selon Manuel Valls). C’est alors que François Bayrou évoque le « sentiment de submersion » ressenti à Mayotte. Quelques jours plus tard, le 6 février, est votée une réforme du droit du sol à Mayotte, présentée comme solution d’urgence face à l’immigration comorienne.
Le lendemain de ce vote, François Bayrou annonce vouloir un « large débat » sur l’identité nationale en ces termes :
« Qu’est-ce que c’est qu’être français ? Qu’est-ce que ça donne comme droits ? Qu’est-ce que ça impose comme devoirs ? Qu’est-ce que ça procure comme avantages ? Et en quoi ça vous engage à être membre d’une communauté nationale ? En quoi croit-on quand on est français ? »
Rappelons que le même François Bayrou avait déclaré en 2009 :
« L’identité nationale n’appartient pas aux politiques […] Rien n’est pire que d’en faire un sujet d’affrontement politique […] Et, encore pire d’en faire une utilisation partisane. »
Autres temps, autres mœurs…
Donner des gages au RN
Comment interpréter ce nouveau cap choisi par le premier ministre ? Il s’inscrit dans le contexte du débat budgétaire : François Bayrou, pour faire adopter son budget sans majorité au Parlement, doit éviter les motions de censure. Il joue en centriste, un coup à gauche, un coup à droite : il négocie avec les socialistes, mais dépend d’abord du Rassemblement national pour survivre. La carte de l’identité nationale donne des gages au parti qui réclame l’organisation d’un référendum sur l’immigration et le droit du sol.
Par ailleurs, une élection se prépare à la tête de LR, prévue en mai prochain. Bruno Retailleau se présentera contre Laurent Wauquiez à la tête de la formation. Or, tous deux insistent sur les questions de l’immigration, de l’identité nationale et du droit du sol. On peut donc considérer que François Bayrou joue le maintien de LR dans la coalition.
En 2009, Sarkozy déjà…
En France, au XXe siècle, un ministère de l’immigration a existé de janvier à mars 1938, au moment de la fin du Front populaire et de la reprise en main du pays par les droites. On parlait alors beaucoup d’identité nationale et d’invasion par « les métèques », selon le mot de Charles Maurras. Les métèques étaient les étrangers de tous types, « la lie de la terre », selon les termes de l’extrême droite… Les juifs, les « Levantins », les « Polaks »…
Aujourd’hui, les étrangers ne seraient pas assez catholiques pour être français, mais à l’époque les Polonais étaient jugés inassimilables, car « trop » catholiques (on les avait fait venir par villages entiers dans les années 1920 avec leurs curés pour les encadrer dans des cités minières réservées).
Beaucoup plus récemment, il y a eu en France un débat sur l’identité nationale, ouvert autour d’une question très courte (« Qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? ») posée en octobre 2009 par Éric Besson, alors « ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire ».
Le débat devait se clore par un grand « colloque national », juste avant les régionales de mars 2010, et le président de la République Nicolas Sarkozy comptait dessus pour garder l’électorat du RN conquis en 2007. Mais ce débat, très mal préparé, tourna court. Organisé dans les préfectures surtout par les élus de l’UMP, il ne reçut que peu de public. Ceux qui se déplacèrent étaient souvent des personnes pour qui l’identité nationale était en crise et de nombreux « dérapages » eurent lieu. On peut citer la secrétaire d’État UMP Nadine Morano :
« Ce que je veux, c’est qu’un jeune musulman se sente français lorsqu’il est français. Ce que je veux, c’est qu’il aime la France quand il vit dans ce pays, c’est qu’il trouve un travail et qu’il ne parle pas le verlan. C’est qu’il ne mette pas sa casquette à l’envers. »
Le débat fut stoppé précipitamment avec un séminaire gouvernemental auquel Nicolas Sarkozy ne participa même pas et qui ne déboucha sur aucune mesure significative, hormis la décision de mettre des drapeaux tricolores à la porte de tous les établissements scolaires. Aux régionales de 2010, le RN reprit sa progression électorale, temporairement interrompue en 2007, tandis que l’UMP enregistra un très mauvais score.
Le débat de 2009 sur l’identité nationale a donc montré que la droite, en venant sur le terrain de prédilection du RN, prenait le risque de se laisser emporter par la vague.
Le débat sur l’identité nationale n’est pas illégitime
On peut considérer que le débat voulu par François Bayrou relève d’abord du calcul politicien à court terme. Il s’agit donc d’une prise de risque dangereuse qui devrait favoriser le RN avant la prochaine présidentielle.
Reste que la question de l’identité nationale n’est pas nécessairement illégitime puisqu’une crise identitaire profonde est bien présente depuis quatre décennies.
Notre identité nationale a déjà été en crise. La précédente crise est survenue après la débâcle de juin 1940 et les défaites militaires en Indochine et en Algérie. Le gaullisme y répondit en reconstruisant la grandeur nationale – « La France ne peut être la France sans la grandeur » (de Gaulle, première page des Mémoires de guerre) – autour de quatre éléments : l’arme atomique ; l’Alliance atlantique, mais avec une armée française hors du commandement intégré de l’OTAN ; la construction européenne, mais en refusant le fédéralisme et en donnant à la France un droit de veto ; l’acceptation de la décolonisation, mais en gardant une forte influence économique, militaire et culturelle en Afrique.
Ces trois derniers éléments sont aujourd’hui caducs : l’Union européenne se construit sur un mode fédéraliste ; l’influence de la France dans le monde, et d’abord en Afrique, s’effondre ; l’armée française a réintégré l’OTAN par étapes, de 1995 à 2009.
À un niveau plus profond, hérité de la Révolution, la crise touche quatre éléments constitutifs de notre identité nationale définis par l’historien Patrick Weil : l’égalité des droits, la langue française comme langue nationale, la nation définie comme la communauté des citoyens et la laïcité.
Aujourd’hui, le mouvement séculaire de réduction progressive des inégalités (grâce aux combats du mouvement ouvrier et des gauches) est terminé ; une partie – pas la majorité – des musulmans de France est sous l’influence du fondamentalisme islamiste et refuse la laïcité (comme ce fut le cas au XIXe siècle pour une partie des catholiques) ; la langue française n’est plus défendue par les dirigeants (Emmanuel Macron a fait quasiment toute sa conférence sur l’IA en anglais) ; une conception nationaliste identitaire ou, dit autrement, ethnoculturelle, directement héritée de Maurice Barrès et de Charles Maurras, ne cesse de progresser jusque dans les lois votées par le Parlement républicain.
Dernier élément composant « l’identité de la France », pour reprendre l’expression de Fernand Braudel : la France fut, pendant plus de 150 ans, une des cinq plus grandes puissances industrielles du monde tout en conservant une forte composante rurale, appuyée sur une petite paysannerie propriétaire longtemps nombreuse (le contraire du Royaume-Uni qui sacrifia sa petite paysannerie, dès le XIXe siècle).
Or, aujourd’hui, la paysannerie a quasiment disparu, les villages se meurent, la surface cultivée n’a jamais aussi faible et l’alimentation des habitants dépend de plus en plus des importations. Quant à la désindustrialisation, elle est proprement impressionnante alors que la réindustrialisation annoncée à grand bruit ne peut advenir, tant les savoir-faire ont été perdus.
Tout cela fait qu’aujourd’hui, être français a perdu son évidence. L’emportent le doute et sa compagne des temps de malheur, la peur de l’Autre. C’est ainsi que le RN prospère, proposant des solutions centrées sur le repli national que reprennent macronistes, wauquiéristes, bayrouistes et d’autres encore.
Mais faire de l’immigration la cause de tous les maux de la société sert avant tout à éviter tout débat sur le fond des choses : la profonde crise économique, sociale, culturelle et politique que quatre décennies de politiques néolibérales ont provoquée, sans que les gauches soient capables de proposer une alternative à la fois crédible et enthousiasmante.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.